En bonne place dans la galerie des « voix chères qui se sont tues » figure souvent celle de telle ou telle maîtresse d’école ou de tel ou tel professeur de notre enfance ou de notre adolescence qui nous transmit nos premiers émois littéraires ou scientifiques. A contrario, nous revient parfois le son aigre ou trop aigu de voix professorales grondeuses qui nous ont détourné de telle ou telle discipline le temps d’une année scolaire. Pour un enfant qui entre à l’école maternelle, c’est une voix qui vient relayer celle de ses parents et de ses proches et qui va le guider dans ses premiers apprentissages. C’est aussi une voix qui accompagne, encourage, qui stimule ou qui gronde, mais c’est souvent la première voix qui ne s’adresse pas seulement à lui seul mais à un groupe, un collectif qu’il rejoint et qui est celui d’une classe. La « couleur » de cette voix, son « grain », son diapason, son articulation, son phrasé sont donc forcément très différents de ceux des voix qui se sont adressées précédemment à l’enfant dans l’intimité du noyau familial, et selon ce que véhicule cette voix nouvelle, sa perception de l’école en sera immédiatement influencée de façon positive ou négative selon les cas …
Du côté de l’enseignant, naît également dans l’exercice de sa fonction une voix différente de celle de son quotidien, une voix plus maîtrisée, plus exercée et qui doit prendre davantage d’ampleur. C’est au moment de cette première prise de parole devant un groupe d’élèves que nous prenons conscience de toute l’étendue des modulations possibles de cette voix, qui va devenir notre instrument de travail le plus précieux dans la transmission des connaissances dont nous sommes chargés. Et pourtant qui d’entre nous a eu l’occasion dans sa formation initiale ou continue de prendre conscience de sa voix et de l’étendue de son spectre et de ses possibilités ? La travailler, la moduler, l’entretenir ne se trouve guère inscrit au programme des séances de didactique ou de pédagogie qui nous sont prodiguées … La plupart du temps, c’est à nous seuls qu’il revient de la travailler et de l’entretenir, et bien sûr d’en jouer.
La travailler d’abord : très vite, dès mes premières séances de cours dans un collège difficile, comme on dit, de la banlieue de Lyon, je me suis aperçue que ma voix de prof résonnait étrangement à mes oreilles, qu’il m’était difficile d’en masquer les tremblements et les tâtonnements mais aussi que selon l’utilisation que j’en faisais, elle provoquait des effets très divers sur mon auditoire, initialement peu enclin à me prêter une oreille attentive. Je me suis aussi rendu compte pour la première fois qu’elle était portée par mon souffle et que si je voulais la faire entendre, il fallait que je commence par apprendre à respirer. Cette voix faisait partie de ma présence au même titre que mon corps, elle devait comme lui habiter rapidement et adroitement l’espace de la classe si je voulais survivre ! J’ai alors compris qu’il fallait que je la connaisse mieux, que je l’exerce et que j’en use avec précaution car au bout de quelques jours j’étais épuisée et au bord de l’aphonie.
Pour cela, j’ai dû dans l’urgence apprendre à la placer, à prendre garde à mon articulation, à mon débit, à mon diapason : il fallait que ma voix se détache du brouhaha ambiant sans la forcer outre mesure, il fallait qu’elle s’impose en douceur, sans crier car c’est lorsqu’on leur « crie dessus », comme ils le disent eux-mêmes, que les élèves écoutent le moins. Il m’a fallu trouver ma voix de professeur, en tâtonnant comme pour trouver ma voie pédagogique ! Enregistrer sa propre voix et l’écouter lisant à haute voix ou bien énonçant une règle ou un théorème me semble un bon test pour tout enseignant débutant : le premier moment de stupeur voire de rejet passé, l’écoute attentive de sa propre voix permet de se mettre à la place des élèves qui l’entendent quotidiennement et de repérer des points forts et des points faibles qu’on pourra ensuite utiliser ou corriger, qu’il s’agisse d’un débit trop rapide (c’est très fréquent en début de carrière) ou d’un souci d’articulation. Car oui, toute voix peut et doit être travaillée afin de devenir plus efficace dans la communication et la transmission. Mais selon moi, la travailler, l’affiner, la polir ne signifie pas l’affadir ou la « neutraliser », tenter d’atteindre une hypothétique « voix idéale d'enseignement » car cette voix n’existe pas, étant ancrée dans un corps et une histoire personnelle précise. Une voix un peu éraillée ou un tantinet nasillarde peut très bien porter ses fruits pédagogiques pourvu qu’on sache en tirer parti et en jouer, de même qu’un accent régional donnera à l’enseignant qui l’arbore une couleur humaine particulière qu’il serait triste de vouloir faire pâlir.
Mais une fois que notre voix d’enseignant est posée, comment l’entretenir ? Comment éviter l’éventuelle extinction de voix, hantise de bien des profs qui revient dans nos fameux « cauchemars de rentrée », dans lesquels nous articulons un discours silencieux qui ne parvient pas aux oreilles de nos élèves qui se mettent alors à parler de plus en plus fort et font, horreur suprême, comme si nous n’étions pas là ? Outre la reposer dès que nous quittons l’école, le collège ou le lycée dans lequel nous l’exerçons, et en plus des indispensables petites pastilles au miel destinées à nous adoucir la gorge, la pratique de certaines activités peut nous aider : pourquoi ne pas pratiquer le chant pour poser sa voix et exercer son souffle ? En tant que prof de Français, je me suis toujours dit qu’avant ma retraite, je tâcherais de chanter ou de slamer les règles d’orthographe ou de grammaire qui passent mal auprès de mes collégiens … Apprendre à respirer est également fondamental et à cet égard la pratique de toute activité basée sur le contrôle de cette respiration, que ce soit du yoga, de la relaxation ou d’autres disciplines sportives qui ont l’avantage d’agir également sur le stress occasionné par notre métier me semble très utile.
Et en cas de souci plus important, comme les nodules qui ont un jour envahi mes cordes vocales, des séances chez un phoniatre ou un orthophoniste spécialisé dans ce type de problèmes sont la seule solution. Je me suis d’ailleurs aperçue à cette occasion que ces séances étaient remboursées par MGEN et si j’avais su, je n’aurais pas attendu ces nodules pour les effectuer, car elles m’ont appris beaucoup sur l’union du souffle et de la voix.
C’est ainsi que j’ai pu continuer à enseigner en tâchant d’utiliser correctement ma voix mais aussi d’en jouer, car enseigner reste pour moi un jeu au sens théâtral du terme, même s’il ne s’agit évidemment pas de se mettre en vedette, nous sommes bien obligés de nous mettre en scène lorsque nous mettons en place les règles du jeu en début d’année ou de séance... Jouer de sa voix, c’est essayer, même si l’exercice est périlleux, de se faire entendre sans jamais crier puisque c’est inutile et énergivore ; c’est donc baisser d’un ton au lieu d’augmenter le volume quand on sent que l’attention de nos élèves se perd, voire se taire un instant, ce silence surprendra et fera du bien à tout le monde. Jouer de sa voix, c’est aussi ne pas avoir peur de la laisser se teinter d’émotion ou se voiler à la lecture d’un beau texte (et pourquoi pas d’un document historique ou scientifique ?), ne pas avoir peur d’en exposer les failles, les hésitations, les silences afin que les jeunes gens qui nous écoutent se rendent bien compte que ce n’est pas seulement du savoir que nous avons à partager avec eux, mais toute une expérience humaine. Et qu’ils aient envie à leur tour de faire entendre leur voix, ne serait-ce pas la plus belle récompense de nos modestes efforts ?
A l’heure où j’écris cet article, la distanciation imposée par les protocoles sanitaires et le port du masque, qui entrave notre souffle et étouffe aussi bien notre voix que celle de nos élèves, nous oblige à en prendre encore davantage soin et à en jouer plus finement, à la rendre encore plus expressive à présent que tout le bas de notre visage est gommé. Et en période d’« enseignement à distance », si toutefois cette expression a un sens, je tâche de maintenir le lien avec mes collégiens par le biais de capsules audio enregistrées chez moi et qui leur fait parvenir en commentaire de mes documents écrits le son de ma voix, en espérant que nous puissions retrouver très vite une communication plus directe et plus authentique !
Article rédigé par Isabelle Odekerken, professeure de Lettres Modernes en collège