Témoignage d’une pratique du chant avec des personnes autistes
Nous pourrions presque chanter : « La voix est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser » ... Cette voix qui est notre signature de vie lorsque nous venons au monde, nous la portons tout le long de notre existence, du premier cri au dernier souffle. Elle accompagne et révèle nos émotions, elle nous surprend, soutient notre communication, et parfois, elle se cache dans notre profond silence intérieur.
Le geste vocal chanté propulse notre voix dans des espaces sensibles hors du commun, exprimant à la fois ce que notre être a de plus intime et de plus extravagant. Lorsque les œuvres musicales des grands compositeurs s’en mêlent et nous offrent un cadre qui sublime l’élan vocal vers la beauté, la communion avec l’autre, dans une dimension artistique qui nous dépasse, se livre alors l’expression profonde des émotions partagées et vécues ensemble. C’est l’aventure que nous vivons lorsque nous chantons « en chœur ».
Pour les personnes autistes, qui souffrent de troubles de la communication et des interactions sociales, chanter en chœur représente un vrai défi sur plusieurs plans : celui de la socialisation, de la gestion des émotions dé-livrées et aussi celui de l’ajustement de sa voix à celle de l’autre. Au fil des répétitions et de la patience, cette activité est un temps d’équilibre à part, comme une alchimie de confiances accordées de part et d’autre, de valorisations et de partages de plaisirs musicaux mêlés.
Les particularités sensorielles et perceptives hors du commun des personnes autistes les placent parfois dans un inconfort de vie redoutable et redouté. Au cœur de la pratique musicale et de la vibration vocale, où le plaisir semble l’emporter, cette sensibilité sensorielle ultra-performante peut alors devenir un atout si on en tolère les quelques manifestations singulières et spontanées. Il en ressort : une mémorisation fiable, juste et ciblée ; un mimétisme précis ; un apprentissage rapide ; une perception sensible de la matière sonore et de tout ce qui est trans-porté par la voix de l’autre.
La rigueur exigée pour élaborer l’architecture musicale d’une œuvre avec toutes les voix de la polyphonie et le plaisir qui en émane, met en œuvre le processus qui permet à la fois de livrer et de canaliser ses émotions.
Cette pratique, que j’expérimente avec des personnes autistes depuis 2002 au sein de mon activité de cheffe de chœur, m’a permis d’englober une notion plus large de la participation chantée et d’enrichir ma démarche pédagogique de nouvelles pistes inédites et adaptables à tous.
Parfois, la voix n’en fait qu’à sa tête, elle s’autorise la liberté de jaillir vibrante et sonore de notre corps et de gambader heureuse dans les champs, ou de se terrer dans le silence de notre jardin intérieur. Il lui arrive aussi de prendre des chemins de traverses et de s’éloigner de nos oreilles pour partir en « voyages d’errances ».
Chanter dans sa tête
Il y a plein de façons de chanter, de vivre cet engagement particulier et entier de l’être, y compris chanter dans sa tête en actionnant sa « troisième oreille ». Cette oreille imaginaire, lovée au creux de notre silence, nous permet d’entendre de l’intérieur et de faire vivre la musique dans un espace d’intimité qui pourra être partagé si tous les chanteurs en « chœur » cultivent cette pratique. Et pourquoi pas aller ainsi à la rencontre des personnes autistes (dites « non verbales ») qui ne parlent pas ? Un va et vient entre chant intérieur et chant « extérieur » permettra alors, progressivement, à ces personnes de rejoindre le chœur et d’émettre des sons et même des mélodies très justes. Même si les mots ne sont pas encore là pour être chantés, le lien créé par l’envie musicale est bien là. La force du chant intérieur peut être très puissante et même paradoxalement communicative faisant ressortir des émotions pures.
Du « parler » au « chanter »
La frontière entre le « parler » et le « chanter » est la plupart du temps subtile et d’ordre émotionnel. Dire les mots, c’est les articuler et donc aussi s’accrocher à leur sens, en priorité. Chanter les mots, est une autre aventure, c’est utiliser son souffle qui percute les consonnes et soutient la vibration des voyelles en les faisant durer dans le temps.
Il s’agit là d’une action d’encrage sensoriel qui engage aussi nos émotions de par la durée et la vibration du son, et de par l’élan affectif qui s’abandonne au cœur du chemin mélodique de la voix et de la musique. Les émotions : bien souvent, on s’en protège quand on ne sait quoi en faire, elles dérangent !
La personne autiste est là aux premières loges. Proposons-lui de parler les mots sur la musique, de les déclamer comme au théâtre, puis d’allonger les voyelles des mots dont il connaît le sens, puis viennent les autres mots… comme un jeu de voix et de sons partagés. Enfin, il faudra retrouver contact avec le rythme musical, et se laisser aller dans ce plaisir de l’immersion pour : trouver sa voix au « beau milieu » de celles des autres…
La mixité, comme dans la vie.
La stimulation venant du groupe choral est réellement efficace et le brassage des différences nous fait prendre pleinement conscience de nos ressemblances. Le bienfait du partage se réalise dans les deux sens, en osant sortir des sentiers battus. Le support qu’est la musique polyphonique offre cette opportunité à chacun de parvenir à chanter sa voix, différente de celle de l’autre, en lien et en harmonie au cœur d’un ensemble constitué. Leçons de vie et plaisirs partagés s’épaulent dans cette aventure sociale hors du commun comblée d’authenticité.
Corps, souffle, son… le mouvement.
La rigueur apportée par les disciplines indispensables de la technique vocale et de la technique musicale, contribue à permettre aux personnes autistes de mieux se situer dans la coordination de leur corps, de mieux gérer leur verticalité en lien avec le mouvement, par le geste respiratoire. Ceci, du moins, le temps de la séance de répétition ou de la prestation-concert.
Chaque petit pas est une grande réussite dont il faut se réjouir. Et puis, après tout : chanter dans sa tête, chanter sans donner tous les mots, chanter sans moduler tout à fait sa voix, chanter avec un mouvement qui nous aide… pourquoi pas ? Mais surtout chanter ! Et aussi avec l’autre !
Comme Carmen, la voix restera toujours libre malgré tout. On peut bien essayer de l’apprivoiser : cela prend du temps et beaucoup d’amour.
Article rédigé par Catherine BONI, artiste lyrique, cheffe de chœur et pédagogue de la voix