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La voix

Pas Isolde

Du plus loin que je me souvienne, l’ouïe a toujours été mon sens le plus aiguisé.

Mon premier souvenir : une bille placée dans un égouttoir en métal que je faisais tourner avec un plaisir intense, sans jamais me lasser. Je ne parlais pas encore. Ce petit bruit métallique, que je pouvais moduler selon la vitesse ou la position de la bille dans sa conque de métal, était une source de joie indicible. Pour moi, s’entend. J’imagine que pour mes parents, la satisfaction s’obtenait surtout par l’arrêt de mon jeu favori.

Quelques années plus tard, vers l’âge de 6 ans, ce fut un autre « bruit » qui attira mon oreille. Il provenait encore d’une « chose tournante », mais toute noire celle-là, placée sur un tourne-disque. De ce cercle de vinyle sortait un miracle : de la musique ! et, surtout, une voix ! une voix de femme qui montait, montait, sans jamais trouver de limites. Mado Robin, « la voix la plus haute du monde ! » disait l’étiquette. Je ne saurais dire si je trouvais cette voix belle, ni même définir ce qu’elle me procurait… J’étais fasciné, émerveillé par ce qu’une voix humaine pouvait faire. J’ai toujours gardé de cette époque une attirance pour les voix hautes.

D’autres disques ont tourné ensuite. Et j’ai découvert que les voix chantaient du texte, des mots, surtout des sentiments, des états, des drames, des enthousiasmes… Alors, j’ai chanté, chanté tout le temps - quand je ne parlais pas, car j’étais incroyablement bavard.

Étrangement, la voix qui sortait de ma gorge était éraillée, comme blessée. Ce qui fit dire à la dame qui me faisait le catéchisme : « Tu ne pourras jamais être chanteur… » J’en avais à peine formulé l’envie… Apprentissage très précoce du regret et de la désillusion.

Mais je continuais de chanter, pour moi, et a écouter, écouter des voix…

Lorsque j’ai eu 16 ans, mon professeur de musique au lycée, toute jeune chanteuse, eut la bonne idée de faire une chorale. Je sautai sur l’occasion. Comme j’étais le seul garçon et que j’avais de bons graves, elle me rangea dans les basses. Et, pour la première fois, j’entendis : « Mais… tu as une voix ! Tu devrais prendre des cours si tu aimes ça. » Si j’aimais ça ? C’était un rêve ! Elle m’envoya chez son professeur de chant à Paris et c’est à partir de ce moment que tout à commencé.

Tout. Ce long partenariat avec cette chose invisible et palpable pourtant qui est à l’intérieur de vous, qui devient l’objet de toutes vos recherches, de toutes vos attentions, de beaucoup de joies et de tant de peines, jusqu’à la souffrance parfois. Cette quête de la note, de la couleur juste, du souffle enfin réglé qui vous permet de phraser comme bon vous semble.

Ce premier professeur conforta l’idée d’une voix grave : baryton-basse. J’étais heureux. J’aimais tant les rôles destinés à ces voix-là : les amoureux malheureux, les torturés, les jaloux, les malins. Un véritable véhicule à émotions fortes.

Mais un jour, un autre verdict, énoncé par d’autres professeurs, est tombé : j’étais ténor! La clarté du timbre, la tessiture qui s’étendait… Tout l’indiquait. Coup de tonnerre sur mon ciel bleu.

Quelle peine de devoir abandonner le fantasme de ces rôles qui me fascinaient. Car, il y a ceci de particulier avec la voix : elle rend tout à fait déraisonnable, comme inconscient de toute réalité. On est baryton, donc, on va chanter les plus grands rôles de barytons. Incroyable et étonnante déconnexion d’avec l’objectivité.

Me voici donc ténor… sans grande joie, et surtout avec beaucoup d’appréhensions nouvelles. Le ténor est assujetti à la performance. Le baryton, plus rageur, plus tellurique, peut crier un grand coup de temps en temps, personne ne lui en voudra. Alors que le ténor… il doit être à la fois gracieux, élégiaque, parfois aussi viril et conquérant, mais toujours positif, autant dire, sans tache ! donc sans « couac » - autrement appelé : canard. Maudite bestiole ! Le canard est le plus grand ennemi du ténor, bien plus que le baryton qui l’empêche à toute force, d’acte en acte, d’épouser la soprano. Le canard, c’est la chose qui vous fait descendre de votre piédestal, qui vous rend honteux, comme un enfant qui aurait été montré du doigt devant tout le monde… dans les faits : devant une salle toute entière. C’est la chose qui vous donnera envie d’aller vous cacher, de rentrer dans un trou de souris alors qu’il faut continuer ce qu’il vous reste d’acte. Et le pire, c’est que cette toute petite note ratée, au milieu de mille autres réussies, peut vous gâcher la soirée entière, même si le reste du temps vous chantez « comme un Dieu »… vous resterez pour ce soir-là, « le Dieu-au-canard » !

Or, on devrait prévenir tous les apprentis ténors dès le départ : le canard est quasi consubstantiel de cette voix-là. Il vaut mieux s’y habituer très vite.

Pour un ténor, le graal, c’est le « contre-ut » ! Ah… le fameux contre-ut ! et avant lui, l’aigu !

Je me souviens que la première fois que j’ai réussi à faire un aigu convenable en scène, je m’attendais à ce qu’une foule en liesse soit à la sortie des artistes avec des banderoles pour me féliciter, me serrer la main et me faire voler en l’air… J’avais l’impression d’avoir dompté l’hydre de l’Erne alors que, pour le reste du monde, je n’avais fait, au mieux, que mon devoir, au plus trivial, que mon métier. Car, oui, c’est également une façon de gagner sa vie et de payer ses factures. Comme d’autres métiers, il demande beaucoup d’étude, de patience, d’acharnement pour arriver au moment d’être « présentable ». Puis vient le temps des auditions devant des directeurs de théâtre qui décident de votre entrée « intermittente » dans le monde professionnel de la voix.

Une drôle de chose que la voix… on dit que c’est un instrument. Notre instrument. N’est-ce pas plutôt nous qui sommes l’instrument de cette voix. Tout lui est dédié, subordonné. Combien de fois avons-nous souhaité que c’en soit un, justement, un véritable instrument, bien concret, bien palpable, que nous puissions prendre à pleine main pour y faire passer un goupillon ou souffler un bon coup dans ses tuyaux, avant de le remettre, tout propre et enfin poli et maté, dans sa cachette…

Une chose étonnante, qui en découle certainement, est que nous disons rarement « ma voix », mais « la voix ». « Comment va la voix ? - La voix va bien ? » On en parle comme d’une entité à part entière qui vivrait à l’intérieur de nous; qui aurait ses propres désirs, ses propres forces…. et ses propres caprices !

Car elle est capricieuse ! On parle souvent des sacrifices qu’on lui consent : ne pas manger ci ou ça, ne pas sortir, ne pas boire, etc. Mais ce n’est rien. Le pire est son imprévisibilité, son « humeur ».

Un jour elle est là, un jour, elle n’y est pas, un jour elle est facile, elle se laisse commander, docile, soyeuse, un autre jour elle est rebelle, revêche et anguleuse, ce qui a tendance à faire passer son propriétaire du stade de l’euphorie et du sentiment de toute puissance à celui de d’être un misérable ou d’un parent honteux de n’avoir pas su éduquer son enfant. De là à faire passer les chanteurs pour d’immenses cyclothymiques, il n’y a qu’un pas.

De cette insécurité latente, naît cette quête du geste technique qui pourrait vous rassurer. Combien de professeurs ne sommes-nous pas prêts à essayer, « pour voir » ?

Ce qui est très curieux, c’est que jamais rien n’arrête cette quête. Il suffit qu’un jour, on ait « bien » chanté ou, tout au moins, qu’on ait eu le sentiment de bien chanter, même pour un court laps de temps, c’est fini. On ne peut se dérouter de cette recherche, de l’envie de retrouver cette sensation de « totalité », de plénitude, presque d’absolu. Faire sortir de soi, sans entrave, un fleuve rugissant ou un zéphyr intime, vaisseau de musique et de sentiments.

On ne veut que retrouver cette sensation.

Il se peut que la vie, les accidents, nous conduise, temporairement ou non, à jeter l’éponge, à changer de métier… mais la voix vient toujours vous rechercher. On n’abandonne jamais réellement. « Tu n’as pas essayé ça. » ou « Tu n’avais pas bien compris ce que t’a dit tel professeur. » semble-t-elle dire insidieusement un jour ou l'autre. Et on replonge, consentant et plein d’espoirs.

Il y a beaucoup d’exemples de chanteurs, connus ou non, qui, ayant fait un beau début de carrière, ont quitté la scène après avoir « perdu leur voix » - pour une raison ou une autre. Le plus souvent, ils restent à la recherche toute leur vie de ce compagnon égaré. Même s’ils ont abandonné tout espoir de remonter sur les planches, voire même changé de vie, ils veulent comprendre, savoir pourquoi « ça » ne marche plus. Réparer. Sentir de nouveau, même un instant, cette chose vibrer et se faire véhicule. Transmettre, partager.

Quand on lui demandait ce qu’il fallait pour bien chanter Isolde, Kirsten Flagstad, cette grande wagnérienne qui a parcouru sa carrière d’une glorieuse voix d’airain, répondait invariablement : « Une bonne paire de chaussures ! » D’aucun veut y voir une boutade… Rien n’est moins sûr. Le pragmatisme norvégien s’exprimait là !

Pourtant, à la toute fin de sa vie, elle aurait dit : « Quel dommage !… à présent, je sais comment chanter Isolde. » Après avoir interprété ce rôle des dizaines et des dizaines de fois, après avoir cessé de chanter, elle avait continué de chercher à y modeler sa voix, même une fois tue… Extraordinaire et effrayante dévotion.

La vie d’un chanteur est peut-être en fait celle d’un chercheur…
Mais, grâce au ciel, je n’ai pas la voix d’Isolde.

Article rédigé par Yves Coudray, ténor et metteur en scène

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